“Naturellement géométrique”
Château ter Saksen
Beveren
2007
Naturellement géométrique !
Roger Pierre Turine
Publié en mai 2007 (catalogue de l’exposition)
Le titre en soi peut surprendre. Comme surprend tout ce qui surgit différent de l’entendement commun. Entendement souvent erroné, imposé par cette vue de l’esprit qui atrophie la particularité au bénéfice de la banalité. De nos jours, qu’on le veuille ou pas, celle-ci règne en maître, au point d’étouffer l’individu dans la masse dominante.
En serait-il ainsi de la nature? L’homme ne la dénature-t-il pas sans souci d’exigences qui le dépassent? N’anéantit-il pas des forêts entières dans le monde entier? On déboise,
dégoise dans le vide, tue l’identité des sites autant que celle des êtres. Dans la virtualité ambiante, tout est piège à cons.
La nature, comme la poésie, fout le camp!
Au premier jour de la création pourtant, tout était émerveillement, lignes et volumes, incarnations dans l’espace. Qui s’en enrichit encore le coeur et l’esprit?
Quelques-uns cependant.
Alors, imaginez la bonne idée d’un site respectueux de son passé, d’hommes et femmes soucieux de l’actualiser sans l’abîmer. Tout bénéfice pour vous et moi…
C’est ce qui se passe, chaque deuxième été, au Château ter Saksen, à Beveren.
Voilà du suffisamment rare, pour que je vous en parle, vous ouvre l’oeil et l’oreille sur un état de fait qui, loin d’atrophier le paysage séculaire, l’ennoblit de structures à sa dimension.
Château, orangerie, arboretum, jardin, bois et rivière, pièce d’eau… Un lieu rêvé pour y rêver. Et qui mieux que l’artiste pour nous y aider?
Les responsables de la manifestation Beeldig Hof ter Saksen l’ont bien compris qui, pour leur neuvième Biennale, remettent le couvert en diversifiant astucieusement la mise. A chaque nouvelle fête, table et convives différents. Le public même s’y renouvelle, appâté par l’éclectisme des explorations esthétiques qui s’y arrogent, en le respectant, une part d’un paysage immémorial.
La tradition voulant qu’un commissaire y agisse en rassembleur de perspectives, c’est au sculpteur
allemand Rainer Gross qu’est échu, cette fois, le droit de nous divertir sans nous abêtir.
Face au parc, partagé en jardins à la française et en zones boisées plus ébouriffées, il a opté pour un choix d’artistes directement concernés par les trois dimensions et ses
particularités mouvantes, qui sont: ligne, volume, vide et plein, masse, forme, structure, texture, évolution dans l’espace, tactilité même.
Cinq créateurs ont planché avec lui sur la thématique Naturellement géométrique. Chacun avec ses moyens, ses idéaux, ses façons de choisir, d’attaquer et d’apprivoiser le matériau, la matière et tout ce qui s’ensuit.
Ne l’oublions pas, en effet, dans la nature même, tout est géométrie, espace et volumes.
Que peut alors lui apporter l’artiste, le sculpteur, sans s’arroger le droit de la dénaturer?
Le sculpteur se fait tout petit devant la nature. Laquelle est son guide essentiel. Laquelle lui
ouvre le regard et l’émotion. Laquelle l’enjoint à la contemplation sans doute, à la modestie certainement, mais aussi au plaisir infini de se mesurer à elle.
S’y mesurer, non pas pour la déformer, mais pour ouvrir le regard du passant sur un paysage qu’il n’apercevait plus, trop habitué qu’il est à s’annihiler dans l’habitude réductrice.
Le sculpteur est un arpenteur d’espace. Parfois même un créateur d’espace, car il lui arrive de le remodeler à sa convenance, en l’habitant avec ses formes à lui.
C’est ce qu’auront, en tout cas, tenté de faire les cinq artistes de cette fête 2007. Chacun avec sa vision des choses et ses particularités techniques.
Géométrie pour géométrie, ils s’y sont bâtis un nouvel espace à leur propre dimension.
Mais un espace de mèche avec une nature généreuse et souveraine.
Nic Joosen, Anne Jones, Geoffroy de Montpellier, Emile Desmedt, Rainer Gross.
Les cinq partenaires recourent aux matériaux traditionnels de la sculpture. Leurs armes d’approche toutefois varient: du burin à la tronçonneuse, de la soudure à l’assemblage.
Et c’est ici que l’affaire se corse et que l’aventure prends corps et forme: ils ont, chacun, leur écriture, leur manière d’être et de se mouvoir, de se lover dans la nature.
Une douzaine d’oeuvres témoignent de cette diversité, de la singularité qui les distingue, mais aussi de la parenté qui les rapproche. Ne se cherchent-ils pas également un univers!
Nic Joosen arpente son environnement en le réinterprétant autour de monumentales
géométries spatiales en acier corten, signaux immémoriaux d’une vie qui se lit dans les
signes.
Anne Jones occupe le sien avec ses formes, de pierre et de bois, qui tendent vers le ciel ou s’y nichent comme au terme d’un long voyage, sans vraiment crier gare, mais en s’y imposant de soi.
Emile Desmedt, champion de la diversion sphérique ne recule devant aucun sacrifice: terre,
acier, inox ou bronze. Avec lui, tout est fuselage, rondeur, douceur. Mais pas à n’importe quel prix! L’envol sera-t-il pour demain?
Geoffroy de Montpellier privilégie les pierres. Des pierres qu’il entaille, polit, dresse ou couche comme autant de dolmens et menhirs revus et corrigés par un temps qui ne sait plus grand-chose des cultes anciens.
Rainer Gross, enfin, se coltine avec les souffles du bois. Bois de caisse ou bois dur, bois en bloc ou en lamelles. Il joue avec le matériau pour nous le rendre vivant et surprenant,
partie prenante de l’espace conquis.
Promenez-vous dans le bois, tant que le loup n’y est pas. Entrez en dialogue avec ces formes nouvelles, comme elles-mêmes s’inscrivent dans cette nature en complices du vent
et du temps. Imprégnez-vous des contrastes et des ressemblances dont elles se parent.
Ne laissez pas passer cette chance de vous sentir, à votre tour, dans la nature vierge comme un poisson dans l’eau des sources.
L’art l’y épouse plus sûrement que vous ne le pensiez. Car, l’art a ses magies que la magie ne connaît pas.