Île de Comacina – Lac de Côme – Italie
Villa Carlotta – Tremezzo-Como – Italie
Mai – juillet 2011
Par Sophie Lebrun
La Libre Belgique – 7 juin 2011
L'île aux artistes
► Comacina, sur le lac de Côme, renoue avec sa vocation culturelle italo-belge, en rouvrant ses résidences d’artistes.
► En prélude, Anne Jones et Mireio ont créé et installé des oeuvres, en harmonie avec ce petit havre de paix.
Située dans la commune d’Ossuccio, Comacina
est la seule île du somptueux lac de Côme cerné de montagnes. Six cents mètres de long à peine,
cent cinquante de large: on peut faire le tour de l’île en vingt minutes; par des sentiers bordés de lauriers, d’oliviers et de palmiers. Mais la quiétude et la beauté du lieu, peuplé d’oiseaux, grillons, canards (et serpents), invitent à prendre son temps et s’y poser au moins une journée. Comacina n’est qu’à quelques minutes de bateau de la côte, mais il en émane une sensation d’isolement, d’éloignement, de mystère. Pas de route, pas de village, point d’habitants d’ailleurs, si ce n’est le chef du grand restaurant “La Locanda”, seul établissement de l’île, ouvert de mars à octobre. Pour le reste, l’île est parsemée de vestiges d’édifices romains et médiévaux, témoins de son riche passé. Et puis il y a ces trois maisons, à l’architecture étonnante, moderniste, séparées l’une de l’autre d’une centaine de mètres. Des résidences d’artistes. Fraîchement restaurées, inaugurées le 31 mai dernier, elles réinsufflent à l’île un vent créatif.
Leur histoire remonte à près d’un siècle. En 1918, Auguste Caprini, propriétaire de l'”isola” Comacina, l’offre au roi Albert Ier, en remerciement du comportement héroïque de la Belgique durant la Première Guerre mondiale. Deux ans plus tard, le Roi la rétrocède à l’Italie, à condition. qu’elle favorise les échanges culturels entre les deux pays et la création artistique, par le biais de résidences d’artistes. La gestion de ces missions sera confiée à une “Fondation Comacina” comptant des acteurs politico-culturels italiens et belges.
Dessinées entre 1937 et 1939 par l’architecte Pietra Lingeri et construites en 1940, les trois villas individuelles ne seront occupées qu’à partir de 1960. Jusqu’en 1999, plus de deux cents artistes belges et italiens de différentes disciplines vont s’y succéder durant les mois d’été, venant chercher l’inspiration créatrice
dans ce havre de paix. La dynamique artistique
est là, mais les bâtiments, faute d’entretien, se dégradent. Jusqu’à être abandonnés fin des années 1990. Dix ans plus tard, grâce à l’appui de la Fondation Cariplo, mécène culturel, les maisons sont rénovées. “Le chantier – d’un montant de 260 000 € – a duré deux ans, ce qui est assez long, mais tout est plus compliqué sur une petite île”, explique Andrea Canziani, l’architecte qui a réalisé la restauration. Par ailleurs, il y avait du boulot : les villas étaient squattées, rongées par l’humidité, leurs boiseries très abîmées, sans compter des réfections
maladroites (des murs de briques en lieu et place de grandes baies…). De style rationaliste, elles présentent des lignes simples et des volumes ouverts, avec une chambre en mezzanine. Dans la pièce principale (salon-atelier) alternent les parois de briques de verre, panneaux de bois, murs peints et baies vitrées. Il restait à aménager les maisons… à moindre coût, insistait la Belgique (les Communautés, en fait). Une mission que s’est vu confier l’architecte et designer bruxellois Alain Berteau. Il a concrétisé “une sorte de sponsoring” : des designers et entreprises de design belges ont accepté d’offrir des meubles et objets, en échange d’une visibilité privilégiée lors d’un événement “design” qui se tiendra dans les villas chaque année, en avril, au moment du célèbre Salon du design de Milan situé à une heure de route. En attendant, les trois résidences se voient équipées de “classiques” du design belge, notamment des chaises de Maarten Van Severen et de Jules Wabbes, des lampes de Sylvain Willenz, mais aussi des créations signées Alain Berteau,
comme ces radiateurs mobiles prenant la forme de tables basses en pierre ou de lampadaires. “Ces maisons qui datent des années 40, ont-un look années 50 ou 60, présentent une sorte de modernisme tardif et brut avec des matériaux tels que la pierre et le bois. On a cherché un mobilier qui corresponde à ce style.” Dans la maison destinée aux artistes italiens, toujours vide, certains rêvent de créer des meubles dessinés – mais jamais réalisés – par l’architecte des lieux Pierto Lingeri, mais le projet est controversé …
En attendant, les deux villas “belges” (l’une réservée à un artiste de la Communauté française, l’autre à un artiste de la Communauté flamande) ont donc rouvert leurs portes la semaine dernière, et reçoivent ces jours-ci leurs premiers hôtes, pour des séjours de trois semaines durant les mois de juin à septembre. “L’objectif est de favoriser l’inspiration et la créativité de nos artistes, en leur permettant de sortir de la Belgique”, indique Philippe Suinen, administrateur général de Wallonie, Bruxelles International (WBI) qui finance le projet (côté francophone) en octroyant une bourse de 500 €
à chaque artiste. S’il n’y a aucune obligation de “résultat”, c’est-à-dire d’œuvres créées sur place, précise-t-il, la résidence est une porte ouverte vers des lieux d’ex-position et autres opérateurs culturels de la région.
Ainsi Anne Jones et Mireio exposent-elles actuellement quelques œuvres à la Villa Carlotta, un somptueux palais néo-classique du XVII’ situé non loin de Comacina. Ces deux artistes de la Communauté française viennent d’effectuer une “pré-résidence” sur l’île (lire ci-dessous). Elle aura permis de vérifier le caractère magique du lieu et, accessoirement de “tester” les installations, qui s’avèrent parfois plus belles que fonctionnelles.
Elles y ont créé et installé quelques œuvres qui s’intègrent tout en douceur dans leur environnement naturel et archéologique et, par leur symbolique, dialoguent avec l’histoire de l’île.
A l’avenir, celle-ci devrait se connecter davantage au monde extérieur. Les acteurs politiques et culturels locaux et régionaux songent à lui insuffler une dynamique nouvelle, au-delà des résidences d’artistes. L’intégration dans des circuits culturels et touristiques est une piste. La création d’un “Jardin
d’ Art&Nature”, permanent ou temporaire, en est une autre, explique Françoise Mortier, commissaire de l’exposition “Mémoire d’île” Anne Jones/Mireio. “Ce jardin rassemblerait des œuvres d’artistes de différents pays, utilisant si possible les matériaux naturels de l’île (l’olivier, la soie, le laurier … ), en tout cas s’inscrivant dans le courant du Land Art” (NdlR: utilisant cadre et matériaux naturels). A côté, on peut aussi imaginer un centre de recherche documentaire
sur ce mouvement”. Il reste à trouver des fonds, italiens et belges, pour financer un tel projet, qui récolte d’ores et déjà l’intérêt de la Fondation Cariplo et de WBI.
Quels que soient les développements futurs, le défi sera de préserver le calme et l’isolement que viennent chercher, sur ce bout de terre verdoyant entouré d’eau et de montagnes embrumées, les artistes en résidence.
Mémoires d'île
Par Sophie Lebrun
La Libre Belgique – 7 juin 2011
Anne Jones et Mireio créent un subtil dialogue avec les racines de Comacina
Paradis perdu, point stratégique, prison, lieu de solitude, de trésors enfouis, de mystères et de mythes: le mot “île” ouvre à tous les imaginaires.
Pour la sculptrice Anne Jones, il a d’emblée évoqué “l’isolement et de là, par un mouvement naturel vers le ciel, la relation aux étoiles, au soleil, à l’infini “. Encore fallait-il traduire cette image dans une œuvre qui utiliserait les matériaux naturels de l’île et s’intégrerait dans son environnement, conditions posées par la pré-résidence “Art&nature” qu’Anne Jones vient d’effectuer à Comacina avec la plasticienne-poète Mireio.
Un sacré défi, vu le délai (trois semaines), le caractère insulaire du lieu et les “moyens du bord”: pas d’outil électrifié ni matériel lourd, “pas de Brico au coin de la rue”, sourit Mireio. “Tout, jusqu’au transport des œuvres, tout passait par nos mains. Comme les femmes de bateliers, en face, qui lavent le linge dans le lac. On revient à l’élémentaire, cela fait du bien.“
“Être ailleurs signifie utiliser d’autres matériaux, prolonge Anne Jones, et cela crée d’autres horizons.” Et pour créer son “horizon”, en lien avec le culte solaire, cette artiste connue pour travailler l’ardoise a choisi le bois, “matériau qui va se décomposer et retourner à la terre, rentrer dans le cycle de l’île“. Résultat: plantées dans le sol, alignées en direction du soleil levant au solstice d’été (on fête la Saint-Jean ici), des “sculptures” en forme d’Y: branches écorcées, poncées et marqués par un fin cercle doré. De pareilles “lignes de mire” peuplent les couloirs et jardins de la Villa Carlotta, où les artistes ont en outre créé, à quatre mains, avec les écorces récupérées, une installation circulaire. D’une poésie à la fois brute et fine, elle est posée à même le sol, sous un immense lustre. Au milieu du fastueux mobilier, d’autres œuvres des deux Belges interpellent discrètement le visiteur.
Mireio, elle, a préalablement “sondé l’histoire de l’île sur Internet“, et a été marquée par la malédiction jetée sur l’île et sa destruction en 1169, moment où l’histoire de Comacina semble s’arrêter. “Combien de victimes? Cette terre est-elle faite avec les os de tous les disparus? J’ai voulu rendre des voix humaines à un lieu qui en avait jadis. L’île vibre, je ne m’y sens pas seule” indique Mireio.
Dans une église romane, une borne sonore diffuse des extraits du “Marin” de Pessoa, lus par l’artiste. Où se mêlent les rêveries de trois veilleuses attendant un marin imaginaire. Mireio a, par ailleurs, enregistré les voix d’artistes ayant jadis séjourné à Comacina.
La mémoire, décidément, inspire leurs successeurs : le vidéaste Cel Crabeels, qui vient de poser ses bagages dans la résidence flamande (assortie d’une bourse de 1500€, pour la petite histoire), s’intéresse au passé de l’île, et a prévu de rencontrer des habitants du coin. Objectif: réaliser “un documentaire artistique sur l’île“…