En écoutant la terre

Sous cette appellation se tisse toute une réflexion, un questionnement, sur la densité de l’ardoise, son intériorité marquée par son silence, sa musicalité et nés d’une observation, maintes fois faite, de la vibration des chants acérés des ardoises assemblées dans les sculptures, comme si, travaillées de la sorte, elles donnaient à « écouter – regarder » une musique improbable, répétitive.
Ceci fut le début d’une longue recherche sur les expressions possibles de cette forme de musicalité silencieuse enfouie en ses strates.

Au fil du temps ont pris corps :

Mémoires d'ardoises

Les « Mémoires d’ardoises » : des empreintes laissées sur des papiers frottés à la mine de plomb contre une succession d’ardoises mises côte à côte sur chant. Ces empreintes, mémoire des ardoises assemblées, par la succession et la vibration de leurs traits, apparaissent comme une musique répétitive et deviennent en quelque sorte une partition, une concrétisation de la musicalité de la matière ardoise.

Frises d'ardoises

Les « Frises d’ardoises », assemblages linéaires d’ardoises, mises côte à côte, qui expriment aussi, par la vibration de leurs chants et le rythme donné à leurs assemblages, une musicalité.

Souffles d'ardoises

Les « Souffles d’ardoises », l’étape décisive dans ce cheminement prend corps suite à une observation faite, en carrière, lors de la découpe, à la scie à eau, de blocs de schiste ardoisier devant entrer dans la sculpture « Stances d’ardoises » pour un parc à Louvain-la-Neuve.

Pendant ce travail de découpage, la matière ardoise retirée par la scie est emportée par l’eau qui gicle sur un mur avant d’être dirigée, par des caniveaux, vers les bacs de décantation.

De l’observation de cette eau chargée de poussière vint l’envie d’y plonger des papiers aquarelles.

Ceux-ci, mis dans les caniveaux, se chargèrent de poussière d’ardoise.
Une fois gris et retirés de l’eau, ils furent mis à sécher.

Et c’est après séchage que la découverte fut déterminante pour la suite du travail, car en séchant la poussière d’ardoise, le sédiment, déposé sur le papier, avait migré, donnant à voir non plus une surface uniformément grise, mais des paysages de brume, de montagnes, de mers agitées rappelant les grisailles de certaines peintures chinoises… et ces « images » se retrouvaient aussi sur les plans de clivage de l’ardoise…

La question de la mémoire de la terre, enfouie dans les strates de l’ardoise, apparut incontournable, se posa de façon évidente ; ces papiers porteurs de ce sédiment millénaire et constitutif de la matière ardoise devenant l’expression de la réminiscence de son ancestralité… un peu comme la part d’ancêtres que chaque être humain porte en lui, ce « souffle indistinct» et qui rend ces êtres différents, tout en étant un peu les mêmes.

Le sédiment, constituant de la matière ardoise, déposé sur le papier et l’ardoise mis côte à côte donnent à voir une image, expression du « souffle indistinct » de la matière.
Le souffle, pensé comme intervalle révélateur et créateur de signifiés et de signifiants, devient pour l’ardoise le moyen de rendre compte d’une présence virtuelle, contenue dans le matériau, par le biais du visible, le sédiment déposé sur le papier.
Le sédiment, constituant signifié de l’ardoise, est
« invisible » à l’œil, car ce dernier, en regardant l’ardoise, ne perçoit pas le sédiment, mais la pierre dans sa globalité, dans sa totalité, dans son
« signifiant ».

Rendre visible ce sédiment, ce « signifié », c’est lui permettre le passage du virtuel au réel. Sous l’action de la scie, la pierre « crache » littéralement sa présence virtuelle.
Le papier qui la reçoit en devient le révélateur : l’image est là, présence virtuelle devenue réelle, mémoire de l’ancestralité de la pierre.

Souffle d'Ardoise et Contrebasse

Dans « Souffles d’ardoise et contrebasse », l’idée fut de considérer la possible « lecture » du « souffle indistinct » de l’ardoise comme une partition musicale.

La rencontre avec le contrebassiste Jean Demey donna tout son sens à cette démarche car pour lui l’instrument possède en lui une
« respiration » qui ne devient audible que grâce au geste imprimé à l’archet sur la contrebasse, son
« souffle intermédiaire ».

Ainsi celui-ci fait passer du virtuel au réel la densité de l’ardoise, de son silence non compris comme absence de son, mais comme source de possible et la vibration latente de l’instrument, son «constituant signifié».

Trois performances ont eu lieu :

La première dans l'atelier de l'artiste
à La Hulpe
La deuxième à la galerie Its.art.ist
à Waterloo
La troisième à la
Délégation Wallonie-Bruxelles à Paris
Demey Paris

Réalisation de l'oeuvre
"En écoutant la Terre"

C’est ce travail « Souffles d’ardoise et contrebasse » qui a ouvert la voie à la réalisation de l’installation « En écoutant la terre » qui est une autre expression de ce « regarder – écouter » l’intériorité de la matière ardoise, sa densité, son silence. Pour faire passer ce « silence » du signifié au signifiant, le choix des connaissances géologiques et chimiques du sous-sol schisteux-ardoisier belge, à différentes profondeurs d’extraction, a été posé comme base de transcription du schiste-ardoisier en note de musique.

 

Ce choix posé, restait à déterminer les moyens de cette transcription. C’est en s’appuyant sur toute une symbolique ancestrale, cet acquis culturel, ce quelque chose que tous nous comprenons sans pouvoir en donner une explication rationnelle, que l’utilisation de la Gematria, « forme d’exégèse propre à la bible hébraïque dans laquelle on additionne la valeur des lettres et des phrases afin de les interpréter », s’est imposée.

« Elle se fonde sur la numération hébraïque dans laquelle, comme dans les autres civilisations méditerranéennes anciennes, les nombres sont notés avec des lettres ».

Grâce à l’usage de la transcription des lettres en chiffres, dans des alphabets différents, et des multiples possibilités d’addition de ceux-ci, cela a permis de réaliser ce passage de la chimie de l’ardoise aux notes de musique s’y rapportant.
Les choix posés comme le sont les hypothèses en recherche scientifique, les moyens et les équivalences de la transcription donnent une interprétation totalement libre de sens prédéfinis.

Les transcriptions sont faites par correspondance entre les lettres et les chiffres puis, par différents modes d’additions, les sommes sont à nouveau transformées en lettres, puis en utilisant la correspondance des notes de musique avec des lettres dans les gammes anglaise ou allemande, les chiffres-lettres obtenus deviennent des notes de musique ; A-la, B (ou H)-si, ; C-do ; D-ré ; E-mi ; F-fa ; G-sol …. Les modes d’additions, les proportions des éléments chimiques et les choix de la gamme et des octaves influencent donc aussi cette transcription.

Ces résultats, ce signifié, donnés au compositeur, deviennent ainsi la base du signifiant, œuvre musicale, interprétation audible de l’intériorité de la matière ardoise.
C’est ainsi que prennent corps les 28 expressions audio-visuelles : 14 tranches de schiste ardoisier, livres d’ardoise fermés, associées à leurs souffles et 14 autres, fendues en deux dans le sens du « fil » de la matière devenant livres ouverts sur leur intériorité. Disposés dans l’espace, ils deviennent 28 temps d’écoute. La composition, «matière musicale», devenant le reflet audible de la matière «ardoise».
Une complicité entre « regardant – écoutant » et
« regardé- écouté » peut advenir…

C’est ainsi que prennent corps les 28 expressions visuelles : 14 blocs de schiste ardoisier, fendus en deux dans le sens du « fil » de la matière et s’ouvrant sur leur intériorité et 14 autres blocs, associés à leur souffle. Disposés dans l’espace, ils deviennent 28 temps d’écoute de la composition, « matière musicale », réalisée en 28 stances, expressions audibles de la « matière ardoise » qui est donnée à regarder. Une complicité entre
« regardant – écoutant » et
« regardé – écouté » peut advenir…

Première composition musicale

C’est avec le pianiste Kim Van den Brempt que prend corps la composition musicale.

Cette collaboration débuta par un concert donné, par Kim Van den Brempt, lors de la sortie des livres de tête « Chronique du temps qui lasse » de l’artiste  Jo Dustin.

Lors des discussions préparatoires du concert, Kim Van den Brempt fut interpellé par le côté musical du travail plastique d’Anne Jones, réalisé dans les livres. Et l’idée de faire une improvisation musicale sur ce travail prit forme. Elle rassembla alors chaque intervention faite dans les livres en une partition s’inscrivant sur quatre ardoises.

Et la « Chronique du temps qui lasse » se fit lire, voir et entendre.

Anne Jones, Kim Van den Brempt et Yves Bical lors du concert-lecture à La Hulpe le 29 mai 2015
Partition