« Livres d’Ardoises »
Le Soir – Prix Littéraire Victor Rossel
Bruxelles
2007 – 2008 – 2009 – 2010 – 2011
Un « Livre d’ardoises » symbolise le Prix Rossel, décerné ce mercredi.
La plasticienne belge l’a créé.
Entretien : Dominique Legrand
Publié dans Le Soir le 5/12/2007
Dans son atelier blanc de La Hulpe, elle écoute Lux Aeterna d’Arvo Pärt, Crisotobal de Morales ou Jonathan Harvey. Avec eux, Anne Jones partage la recherche de l’ambiguïté, la consonance de l’art et de l’artisanat, une traduction de l’émotion en nombre. « Je travaille beaucoup avec le Nombre d’or pour établir l’espace serti entre les ardoises, explique celle qui crée le prix qui sera remis aujourd’hui aux lauréats du Prix Rossel et du Rossel des jeunes. Mon travail est en rapport avec l’écriture et la musique. On retrouve cette connivence dans le Livre d’ardoises, ces distances entre chaque plaque répondent à une histoire racontée dans le silence. »
Fée verte comme l’absinthe au jardin de Félicien Rops ou prêtresse de l’art urbain, Anne Jones répond avec malin plaisir à la création personnelle ou aux commandes qu’elle perçoit sans discriminations, comme autant de défis et de ressourcements. « Pour le Prix Rossel, mon point de départ a été le livre qu’on donne à lire. Dans l’écriture, je trouve un don d’espace absolument fantastique. Chacun peut y déposer son imaginaire. Pour moi, un bon livre est celui qui laisse cet espace où peut s’installer une relation entre le lecteur et celui qui écrit. J’y retrouve ma préoccupation : donner à voir. »
D’un bloc gris comme un pavé, apparemment lisse et uniforme, elle clive son matériau fétiche dans le fil, guillotine, rabat, donne une autre vie à ces ardoises de récupération. « J’emploie les mêmes outils que les ardoisiers, sourit Anne Jones, mais la préoccupation n’est pas la même. »
En pinçant les ardoises comme une presse matricielle, elle évoque une nécessité du regard. Cette impalpable exigence régit son travail, de la blessure à la sublimation. Quand l’infinitésimal joue avec l’équation secrète du monumental.
Dame brune d’ascendance galloise, Anne est passée par les resserrements répétitifs de la volonté d’un père. Elle voulait exister par l’art. Elle devra d’abord se plier aux études de biologie. La voilà ensuite qui s’engage sur le chemin des failles de schiste et d’ardoise. « Après mes études, j’ai commencé à enseigner. Je ne pouvais m’inscrire qu’en cours du soir, à l’Académie de Saint-Josse. J’ai choisi le dessin, sans trouver mon comptant. »
Ses premières épures sculpturales rencontrent très vite les galeries et les expositions, dès les années 80. « C’était l’époque de mes petits sarcophages et des papiers enroulés », sourit-elle sur le fil du montré et du caché. Elle s’inscrit dans le paradoxe, exulte loin de toutes les modes et fadaises uniformisantes de l’art contemporain.
La matière vrille ses mains. Loin du vacarme, elle accouche de drôles de tropiques rituels. Bois, métal, plomb, ardoises affrontent ses humilités, fouaillant cette petite chose intérieure qui est là, qui fait qu’on ne peut que dessiner, créer, façonner, cliver, tailler, jour après nuit. Magie de la conjuration. Si proche de Matisse. Anne Jones le porte en elle, à l’instar d’un étendard secret qui échauffe sa voix.
« J’aime l’ardoise. C’est un matériau qui a une générosité, une dualité fragile et solide. Considérée comme résistant et plat, l’ardoise m’offre le son, l’ambiguïté, l’autre vie. » Actrice de la polyphonie cosmique, toute en tension maintenue, elle serre les dents pour concentrer ses forces physiques et mentales ou chausse ses bottes quand l’eau ruisselle sur la scie. Son regard vire au gris. D’acier, sans faille. Elle cherche des chemins, trouve une logique. « Ce n’est pas la forme qui dicte l’acte. J’essaie d’être au service de la matière, faire valoir toutes ses qualités, sinon elle se venge. »
Une réminiscence ancestrale guide cette quête intransigeante. « Mon propos est le même que celui du psychanalyste Pierre Fédida. Je récupère le sédiment, cet instant où rien ne semble dit. »
Anne Jones révèle plus qu’elle n’énonce. Lisse ou brute, taillée, sertie, courbée, entassée avec méthode, jamais sans émotion, la pierre blanche comme l’ardoise s’élancent en sobres véracités qui vibrent comme les espoirs d’une mémoire du monde. « Je donne à voir des histoires, mes histoires, une perception sensible comme un récit. Les formes simples du début, comme le triangle, signent un certain retrait en regard des violences du monde. Tout ne peut pas passer par là. Je trouve le monde actuel inhumain, égoïste, dépourvu de ce respect pour l’autre. »
Œuvres très maîtrisées de petite dimension ou monumentales, Anne Jones n’y place aucune distinction.
Sinon celle de l’être et de la révélation âpre et ébréchée. Cette dérisoire mais pudique préciosité de l’ardoise qui laisse filtrer la lumière.